jeudi 28 mai 2009

L'Ennui du Pigeon Voyageur

« L’artiste est quelqu’un qui ne devient artiste que là où sa main tremble, c’est-à-dire où il ne sait pas, au fond, ce qui va arriver ou ce qui va arriver lui est dicté par l’autre ».

De la philosophie, Derrida disait qu’elle est comme une carte postale, qu’on écrit dans l’intention qu’elle arrive à destination mais qui, en réalité, n’arrive pas. La carte qui arrive à destination épuise sa fonction. Elle ne vit que durant son trajet, parfois compliqué. Aussi une philosophie qui atteindrait sa destination se pétrifierait et cesserait d’être philosophie : elle doit demeurer on the road ou en vol, rester entre les destinations, toujours susceptible d’être réexpédiée ailleurs. On ajouterait volontiers qu’elle est comme l’Amour dont parle Platon dans le Banquet : un Eros chemineau, sans domicile fixe, dont le propre est de voyager, d’aller à l’aventure, pour ne point se flétrir dans un havre de paix mortel.

La philosophie de Derrida ressemblait déjà à une carte postale lorsqu’elle était in progress. Son lexique (déconstruction, différance, dissémination, graphe, marge, hymen, trace, métaphore, hospitalité…) a essaimé dans la critique littéraire, le cinéma, les sciences humaines, l’esthétique, l’architecture, l’urbanisme…
Lui-même se présentait comme un pigeon voyageur, toujours entre deux lieux, en d’autres cieux, d’autres langues, d’autres cultures, et greffait ses textes à d’autres textes, d’autres idiomes, d’autres traditions, d’autres philosophies - non pour les coloniser mais pour que des entrelacs naisse quelque chose de neuf, d’inouï. Le grand nombre d’ouvrages consacrés à Derrida atteste que ce travail d’épandage se fait encore de façon intense, comme si l’œuvre, sans son jardinier, s’extravasait à la manière de racines de bambou.

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