vendredi 27 février 2009

Ontologie de l’accident


«Très vite dans ma vie il a été trop tard», écrit-il.
«À 18 ans, j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé parfois de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qui existait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassure profonde.» Philippe Sollers, à 182 ans, n’est pas mort de la vieillesse de son adolescence - mais de l’autre vieillesse, celle, «normale», lente, inexorable, du devenir, de la sénescence.



mercredi 11 février 2009

Sollers orphelin


Le 25 octobre 1977, meurt la mère de Barthes qui vivait chez lui. Du lendemain au 21 juin 1978, l’orphelin rédige sur les conséquences de cet événement des fiches, parfois extrêmement brèves, rassemblées par Nathalie Léger pour constituer ce Journal de deuil.

De même que les Fragments le montraient amoureux, Barthes est ici vu comme un endeuillé, deux positions qui, pour bon nombre de lecteurs, l’ancrent dans le réel en lui faisant partager une expérience largement connue hors du milieu intellectuel. Mais linguistique et sémiologie hantent encore Journal de deuil. «Dans la phrase " Elle ne souffre plus", à quoi, à qui renvoie "elle" ? Que veut dire ce présent ?» (29 octobre 1977). Deux jours plus tard : «Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature - ou sans être sûr que ce n’en sera pas - bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités.» Le 2 avril 1978 : «Désespoir : le mot est trop théâtral, il fait partie du langage.»

C’est comme si la théorie était une digue contre l’éclatement de son deuil qui reste discret dans son rapport aux autres, comme si le langage était enfin confronté au réel. Que ce livre soit posthume empêche évidemment de savoir comment il aurait été si Barthes avait eu l’intention de le publier, d’autant plus que son rapport au lieu commun passe par les divers degrés de la langue (il ne voulait certes pas qu’on s’arrête au deuxième, seul l’infini lui semblait un chiffre honnête) et que des notes du Journal, d’apparence banale (par exemple, que la disparition de sa mère lui fait penser que lui aussi mourra «à jamais et complètement»), aurait pu être renversées (comme le fait qu’on écrit pour être aimé, dans Roland Barthes) jusqu’au moment où la banalité peut ouvrir sur une liberté.

Mais la banalité n’est certes pas ce qui caractérise ces pages émouvantes.