jeudi 21 février 2008

"J'appartiens à ce paysage de collines"



Mêlant subtilement empathie et distance critique, recourant autant à la documentation qu'à l'interprétation, Irene Heidelberger-Leonard, par ailleurs éditrice allemande des oeuvres complètes de Jean Améry, redonne d'abord une physionomie aux "quarante-cinq kilos de vie réchappée en pyjama rayé" qui s'étaient établis à Bruxelles. Petit homme frêle, une inévitable Gauloise à la main et le regard concentré sous d'épaisses paupières, Améry sort de l'ombre, tels "Mozart et Voltaire", mélange d'obscurité et de lumière, union de la grâce et du démoniaque. Mais le travail patient et pionnier de la biographe - ses entretiens avec les témoins encore vivants (amis d'enfance et compagnons d'exil), sa quête minutieuse d'archives souvent inédites, son exploration de milliers d'articles de presse écrits pour survivre - restitue également à cette "vie âpre et sombre d'écriture" un arrière-plan historique, sociologique et culturel.

De son vrai nom Hans Mayer, Jean Améry est né le 31 octobre 1912, à Vienne, dans une famille de la petite bourgeoise ; il perd très tôt son père à la guerre. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'une des premières évocations de la figure de Jean Améry se trouve dans une oeuvre de fiction écrite par Ingeborg Bachmann, elle-même autrichienne hors d'Autriche. Lecteur insatiable, Jean Améry avait toujours rêvé de devenir écrivain, et n'aura finalement eu le droit que d'être "le déporté professionnel", "le juif souffrant de la souffrance juive". Une première fois meurtri par les jugements condescendants portés sur son roman Lefeu ou la démolition, il est littéralement anéanti par l'échec de son Charles Bovary : "Si Bovary se plante, je saurai ce qu'il me reste à faire." Le 17 octobre 1978, Jean Améry, qui n'avait jamais voulu retourner s'établir dans son pays, se donne la mort dans une véranda d'hôtel de Salzbourg. Quelques mois auparavant, il avait écrit à Ernst Maier, son ami d'enfance : "J'appartiens à ce paysage de collines."

Un Hans Mayer finalement enfantin et jouisseur à ses heures, amoureux des femmes et de Paris, dont l'âpreté de la vie éclaire l'intransigeance de l'oeuvre, et inversement. Un Jean Améry, dont il faut relire les essais limpides et découvrir la fiction expérimentale. Quelqu'un qui éblouit dans le noir, par sa négativité et sa force de démolition, son front bosselé "à force de se cogner aux limites", comme le dirait Ludwig Wittgenstein.

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