- Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis
résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut
pas que je vous le nomme.
- Ne craignez point, Madame, reprit monsieur de Clèves, je connais
trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche
pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le
sont, et non pas s'en plaindre ; et encore une fois, Madame, je vous conjure
de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir.
- Vous m'en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j'ai de la force
pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait
n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour
avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher.
Monsieur de Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et
ce que venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guère
moins de jalousie qu'à son mari. Il était si éperdument
amoureux d'elle, qu'il croyait que tout le monde avait les mêmes
sentiments. Il était véritable aussi qu'il avait plusieurs
rivaux ; mais il s'en imaginait encore davantage, et son esprit s'égarait
à chercher celui dont madame de Clèves voulait parler. Il avait
cru bien des fois qu'il ne lui était pas désagréable,
et il avait fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si
légères dans ce moment, qu'il ne put s'imaginer qu'il eût
donné une passion qui devait être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il était
si transporté qu'il ne savait quasi ce qu'il voyait, et il ne pouvait
pardonner à monsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme
de lui dire ce nom qu'elle lui cachait.
Monsieur de Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour
le savoir ; et, après qu'il l'en eut pressée inutilement :
- Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de
ma sincérité ; ne m'en demandez pas davantage, et ne me donnez
point lieu de me repentir de ce que je viens de faire. Contentez-vous de
l'assurance que je vous donne encore, qu'aucune de mes actions n'a fait
paraître mes sentiments, et que l'on ne m'a jamais rien dit dont j'aie
pu m'offenser.
- Ah ! Madame, reprit tout d'un coup monsieur de Clèves, je ne vous
saurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtes le
jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez
donné ce portrait qui m'était si cher et qui m'appartenait
si légitimement. Vous n'avez pu cacher vos sentiments ; vous aimez,
on le sait ; votre vertu vous a jusqu'ici garantie du reste.
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