Venons-en à votre pensée. Votre conception du corps ne recoupe pas l'acception commune. Quelle est-elle ?
Je parle du corps comme de l'ensemble des facultés, des ressources
et des forces, connues et inconnues de nous, que nous avons à notre
disposition ou qui nous déterminent. Je crois que cela correspond assez
bien à ce que Tchouang-tseu exprime à sa façon si étonnante et si juste.
Mais cette définition me permet aussi de rendre compte de ma propre
expérience de façon plus cohérente que les idées dont je disposais
avant. Il rend d'ailleurs inutile la notion d'inconscient : le corps tel
que je l'entends comprend en lui-même une dimension d'inconnu, d'où le
nouveau peut surgir.
Tchouang-tseu, affirmez-vous, nous fournit un nouveau paradigme du sujet. Quel est-il ?
Tchouang-tseu considère la subjectivité comme un va-et-vient entre
le virtuel et l'actuel. Le virtuel, c'est la réserve d'où sortent nos
pensées et nos actes. L'actuel, c'est le domaine dans lequel nos pensées
et nos actes prennent forme et deviennent conscients. Dans le Tchouang-tseu,
le virtuel est présenté tantôt comme un grand vide, tantôt comme une
confusion obscure et féconde,ce qui est conforme à l'expérience que nous
en avons. Je pense à ces états de distraction profonde dans lesquels je
m'installe lorsque je dois prendre une décision : je fais le vide afin
que l'acte se fasse. Tchouang-tseu attache une importance primordiale à
ce va-et-vient. Qui sait régresser et retourner à l'indéfini, dit-il, se
ressource et se renouvelle. Celui qui en est incapable et s'enferme
dans l'actuel, au contraire, meurt. Mais cette idée est déconcertante
pour nous, Occidentaux, qui considérons le sujet comme une instance
stable et permanente.
Vous reprenez la question du corps là où Merleau-Ponty l'a laissée…
Chez lui, il y a le « corps objet » et le « corps propre ».
Le « corps propre » est mon corps tel que je le sens quand je suis
immobile. Or, cette notion ne rendait pas compte de ce que j'ai observé
de l'intérieur durant mon apprentissage de la calligraphie : comment se
forment nos gestes, quel rôle ils jouent dans notre activité, comment
cette activité se transforme quand nous passons d'un degré de maîtrise à
un autre, comment se modifie de façon concomitante notre rapport à
nous-mêmes et au monde extérieur. Au corps propre, j'ai donc ajouté « le
corps actif » – ce qu'il est pour nous quand nous agissons –, et le
« corps créateur » – ce qu'il est quand de notre action surgit du
nouveau. Ce sont là des domaines de l'expérience que les phénoménologues
n'ont pas explorés et qui nous renvoient à un régime supérieur de
l'activité.
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